
L'Équilibre Précaire : photographier la Nation
En 2010, Adrees Latif, photo-journaliste américano-pakistanais ayant remporté deux prix Pulitzer en 2008 et 2009, se rend en Thaïlande, sur le compte de l’agence britannique Reuters, pour photographier la révolte des “chemises rouges”. Cette période marque la plus grosse crise politique que le pays ait connu dans son histoire moderne. En effet, suite au coup d'État militaire en 2006, les manifestants revendiquent plus de démocratie et la fin du “vieil appareil politique” et son établissement royaliste. Les révoltes atteignent leurs apogées en avril/mai 2010, où des violences sont commises pour réprimander les manifestants et des dommages sont causés partout dans la capitale par ces derniers. C’est notamment le cas du centre commercial Central World, ravagé par les flammes et capturé à jamais par Adrees Latif.
A première vue, il est possible de percevoir certains messages dans cette image à dimension conative. Amené à la réflexion, le spectateur est frappé par l’équilibre asymétrique des couleurs froides au premier plan et chaudes à l’arrière. Le contraste saisissant du calme et de la sérénité, incarnés par la majestueuse statue immobile, laissant place au chaos incarné par le mouvement des flammes et du drapeau déchiré, transmet une forme de tensions entre valeurs anciennes et défis contemporains. On a comme le sentiment d’être témoin de la fin d’une ère.
Si l’on remonte la chaîne des élements qui ont mené au décryptage de ce message, on distingue tout d’abord le feu, les flammes, le bâtiment en ruines, les vêtements abandonnés, la tente détruite au sol. Le tout fait allusion à un no man’s land où règnent la destruction, le chaos, la mort puisqu’il n’y a plus une personne en vue.
Des affiches sont collées sur le cou de la statue et bien que l’inscription ne soit pas lisible, c’est la couleur de ces affiches qui est frappante : celle incarnée par le mouvement des chemises rouges.
L’élément central de l’image attirant le regard du spectateur est la statue en or présentant le visage d’une femme à la coiffure soignée et ornée de fleurs, avec les cheveux bien tirés en chignon. On songe directement à une figure divine et spirituelle hindouiste ou bouddhiste. Elle est synonyme de perfection, de pureté mais aussi d’autorité dans son regard frontal qui nous est adressé. Le quatrième mur tombe et le spectateur mal à l’aise se sent impliqué dans la tragédie dont il est témoin et ne peut détourner le regard, d'où la fonction phatique de l’image. Et pourtant, ce regard est froid et l’expression du visage de la statue donne presque l’impression qu’elle est choquée par le chaos autour d’elle. Au milieu de ce champ de bataille, cette force divine toute puissante se retrouve tout d’un coup impuissante face à la colère de son peuple. La statue a été érigée pour fêter le 80ème anniversaire de Sa Majesté le Roi Bhumibol Adulyadej le 25 novembre 2009, moins d’un an avant les évènements qui ont mené à cette photo. Elle représenterait donc également la monarchie. Le choix de ce lieu pour cible par les manifestants prend tout son sens et renforce leur protestation.
À droite de la statue, le drapeau de la Thaïlande flotte au-dessus. Déchiré, il représente bien l’état politique fracturé auquel fait face le pays en équilibre précaire, à deux doigts de s'effondrer comme le centre commercial en arrière-plan. Les couleurs du drapeau, jusque-là signe d’unité du peuple, ont été choisies arbitrairement. Le blanc représente la religion et le bleu la monarchie, la statue elle aussi renvoyant à ces deux entités. Mais le rouge représente la nation, couleur choisie par le mouvement de manifestants. Pour eux, la nation passerait-elle avant la religion et la monarchie ? L’unité incarnée par ce drapeau n’existe clairement plus.
Cela fait remarquer une anomalie palpable : pourquoi les manifestants ne se sont pas attaqués à la statue ? Une possible explication pourrait venir du fait que les chemises rouges n'oublient pas pour autant leur respect de la religion dans leur lutte. Causer du tort à la statue serait une forme de blasphème.