Sans titre, juste une date, Le 6 octobre 1976.
Une scène d’horreur en noir et blanc.
Au premier plan, au centre de la photo, deux figures se tiennent droites : d’abord ce corps pendu qui choque le regard de celui qui voit pour la première fois cette photographie et ensuite le corps du bourreau un peu moins discernable et traversé par un geste d’une grande violence. En effet, cette deuxième figure s'apprête à frapper avec une chaise le corps de la première. La photo prend l’action au moment de sa réalisation alors que tous les muscles sont saisis par le mouvement : le pied gauche est levé, les bras sont en hauteur tenant la chaise avec force et sont raidis par l’effort, le visage est crispé. Au deuxième plan, un public médusé et souriant - relais trouble du spectateur - est le témoin avide du geste de l’horreur. Ce parterre de gens semble infini : il déborde à droite, à gauche et l’angle horizontal de la photo nous empêche de voir jusqu’à où cette foule s’étend. Quelques éléments de détails contextuels attirent également l’attention sur l’équilibre précaire qui régit ces deux plans et dont l’œil du photographe en est le terrible contre-champ. Il y a d’abord les éléments arboricoles comme le tronc de l’arbre au premier plan et son effet de symétrie qui place le pendu au centre de la photographie mais également l’arbre à droite qui occupe l’espace du ciel. À l’avant-plan, le sol terreux est jonché de détritus et de prospectus. Aussi, deux éléments urbains se détachent du blanc du ciel et permettent à l’œil aiguisé de reconnaître le lieu de la photographie : un premier batiment à gauche et un deuxième à droite du tronc moins discernable mais plus reconnaissable.
Nous sommes à l’Université de Thammasat dans l’immense parc central reliant les différents bâtiments de recherche dont le plus connu et ses toits pointus. L'œil topographique laisse ensuite sa place à celui de l'historien qui reconnaîtra également avec aise la temporalité de l’événement. Nous sommes le 6 octobre 1976, le jour du massacre de Thammasat. L’iconographie particulière de la scène (la pendaison, la violence, le public jeune et hilare, le noir et blanc de la photo de presse) produit un effet, une puissance imagère saissisante qui n’est pas seulement celle du choc ou de la sidération mais celle plus politique de la dichotomie entre le premier et le deuxième plan. En effet, il y a un écart entre la violence du geste qui produit de l’empathie et me met en face à “la douleur des autres1” et le retardement de cette violence causé par un public qui ne la ressent pas comme moi. D’ailleurs, cette béance se joue également dans la désignation même de l’action qui est représentée. Sommes nous vraiment devant une exécution comme l'écrin iconographique de la pendaison pourrait nous l’indiquer ? L’homme à la chaise est-il vraiment un bourreau ? L’horreur se double dans la révélation de ce trouble : la victime est déjà morte et le geste n’est pas celui d’une exécution mais d’une profanation, d’une humiliation dans l'effervescence de la foule du corps d’autrui. Cette lecture de l’image cherche ainsi à montrer comment une certaine disposition des corps et des choses dans un cadre et l’interaction de sens entre plusieurs plans produisent une puissance politique de l’image. une manière de déterminer le sens politique de l’événement.
Que s’est-il passé le 6 octobre 1976 ?
Trois ans se sont écoulés depuis les mouvements démocratiques de 1973 et le renversement de la dictature militaire menée par Thanom Kittikachorn depuis exilé. Son retour comme moine sur le territoire en septembre 1976 et les peurs grandissantes de l’élite thaïlandaise face à la montée des communistes d’Asie du Sud-Est à cette époque (Vietnam, Cambodge, Laos) ont créé un climat de tension qui culmina sur le terre-plein de l’université de Bangkok où des groupuscules d'extrême-droite ont attaqué des manifestants pro-démocraties et des activistes communistes pour un bilan de 46 morts, 67 blessés et 3000 arrestations2. Quelques jours avant le drame, deux jeunes étudiants avaient été massacrés par la police après une manifestation contre le retour de Thanom. Leur corps avaient fini pendus. Des manifestants, pour montrer leur colère, ont reproduit la pendaison avec des mannequins. Le journal proche de la monarchie Dao Siam a publié la photo de la fausse pendaison ajoutant sur le tirage l’image du visage du Roi, provoquant alors la colère des groupes d'extrême droite (les Red Gaur et le Nawaphon) qui sont arrivés le matin du 6 octobre armés et prêts à se battre contre les manifestants à Thammasat. Les corps des 46 morts feront l’objet de plusieurs dégradations de la part à la fois des groupuscules et de la police : corps brûlés, mise en scènes macabres et donc pendaison3. L’armée finit par intervenir, instaurant ensuite une loi martiale et une dictature militaire. Aucun des meurtriers ne furent jugés.
C’est ce chronotope - lieu et date - qui sert de scène à Neal Ulevich, photographe-journaliste américain travaillant pour l’Associated Press. Il est présent le jour du drame à l'université et après être resté lors de l’attaque, il prend en photo l’ensauvagement de la foule sur les étudiants. Format 135 en noir et blanc, typique de la photographie de presse, Ulevich se positionne face à son sujet, dans le vif de l’action mais en cadrant avec attention le point culminant d’un événement historique. Cette photographie remporte d’ailleurs en 1977 un prix Pulitzer. C’est une photographie connue, quoiqu’un peu oubliée de la mémoire culturelle européenne mais en revanche très célèbre, iconique même, en Thaïlande.
Quand les lignes sont politiques.
La composition, malgré l’approche sur le vif, est extrêmement soignée. Chaque élément de configuration plastique et iconique est directement lié à la situation politique. L’effet de symétrie du corps du pendu est redoublé par la présence du bourreau et de l’arbre de par et d’autre du corps : le sujet photographique est bien la victime. Ce qui central dans l’image n’est pas la violence elle-même ou l’événement historique mais bien les victimes, le pendu4 devenant le symbole, celui qui se tient pour les autres, du massacre. La photographie agit ainsi comme un recentrement du sujet historique, un déplacement du regard vers les oubliés de l’histoire. Les lignes horizontales construites par les têtes de la foule et les pieds divisent l’image en trois espaces : le parterre, l’espace de la foule, le ciel. Les trois lignes verticales traversent ces trois zones.
Il est intéressant de noter que le sentiment de vivacité du regard photographique est contrebalancé par un effet de composition plastique signifiant. La tête de la victime est isolée au-dessus de la ligne horizontale tandis que celle du bourreau est pratiquement entièrement couverte par la foule. Seule la chaise se tient au-dessus de la ligne. Cette configuration accentuée par le contraste des noirs et blancs suggère ainsi par la forme, la puissance politique du propos photographique : le bourreau n’est pas le seul coupable. Il tient la chaise pour les autres, avec les autres. Ainsi, si le porteur de la chaise est bien identifiable, il est aussi noyé dans la foule comme si cette foule portait avec lui la chaise transférant ainsi plastiquement la charge de la culpabilité. La victime, elle, est bien distincte du groupe et sa tête, déformée par la violence, se détache de la masse.
Le puctum souriant
Cependant, ce sujet de composition est également alimenté par le deuxième plan et la foule dont la ligne horizontale des pieds, légèrement courbée, forme une scène, une organisation du regard. Ainsi, le dispositif spectatoriel qui fait entrer l'œil du spectateur dans la scène (je regarde ce que les autres regardent) se retourne également sur lui-même. Le choc de la photo et ce trajet qui mène de l’horreur à l’empathie pour la victime rencontrent une impasse dans le regard des visages de la foule. Cette organisation de l'espace reprend d’ailleurs les compositions des tableaux d'exécution. On pense notamment à L’Execution de Maximilien (1868) d’Edouard Manet et la référence de Manet, le Tres de mayo (1814) de Goya. L'exécution fonctionne autour de trois polarités : la victime, le bourreau et les regards de la foule qui servent d'assise au spectateur redoublant son propre regard sur la scène. Le cadrage de la photographie reprend ainsi cette grammaire de la vision en ajoutant un élément de trouble : la réaction indécente, en décalage des visages qui composent cette foule. Une sociologie rapide prolonge cet effet d’étrangeté : ce ne sont que des jeunes hommes, voire des adolescents et des enfants. Certains sont habillés de chemise simple, tandis que d’autres sont en t-shirt et en short caractérisant une certaine pauvreté. L'œil s'arrête toujours sur un des visages (en tout cas les yeux de ceux et celles qui écrivent ces lignes). A droite dans le prolongement du deuxième arbre, un enfant est un peu plus visible que les autres. Il est plus petit, porte un t-shirt gris et tient ses mains ensemble. Il est hilare, son visage est émerveillé par la scène. À chaque fois que je vois cet enfant, je pense au début du film de Truffaut, Les 400 coups, où le cinéaste de la Nouvelle Vague associait un spectacle de magie, la magie du cinéma et le regard des enfants en émerveillement devant un spectacle. C’est ce même regard que l’on voit sur cet enfant.
Ce détail de la photographie sera d’ailleurs l’élément le plus commenté. Pas forcément cet enfant en particulier, mais le fait que la violence du geste n’est pas reçue normalement par le public présent. Ces jeunes hommes participent ainsi à l’horreur de la scène et prolongent son aspect trouble et ce retardement dans la lecture de l'événement historique. Ces visages souriants fonctionnement exactement comme ce que Roland Barthes a décrit comme le punctum5 d’une image fixe. Si l’image est composée dans sa relation avec le spectateur d’éléments à connotations historiques, un univers socio-culturel que le spectateur reconnaît dans l’image qu’il décrypte, Barthes admet que l’amour des images - le désir de voir - passent surtout par des détails moins identifiables mais plus saisissants. J’investis l’image par la connaissance, ce que Barthes appelle le studium, mais je l’aime, je m’attache à elle parce qu’elle me blesse, elle me touche, elle me marque dans ma perception et ma mémoire6. Cette blessure, le punctum donc, est cet élément qui dérange et dans la photographie de Neal Ulevich il prend la forme d’un visage souriant. ce visage d’enfant me blesse bien plus que la galerie de visage qui constituent le sel de l’image, sa formule empathique de la chaîne du regard : la crispation du bourreau et sa mâchoire serrée, le regard inhumain de la victime dont le cou est allongé par la strangulation, les dents blanches des deux jeunes hommes à droite et à gauche de l’arbre dans la foule. L’enfant, lui, conserve son innocence et rend opaque l’accès à l’événement.
La chaise, le fil, la victime : l’iconicité d’une image
Nous pouvons terminer cette analyse par le devenir de l’image. Comme nous l’avons dit, cette photographie est une photographie célèbre. Thongchai Winichakul, historien et présent à Thammasat le 6 octobre, a montré comment cet événement a été l’objet de vague d’oubli et d’effacement de la part du gouvernement militaire et de la royauté. La première commémoration de l'événement n’a lieu qu’en 1996 et Thongchai, étant responsable de la scénographie du musée consacré à la mémoire des victimes, décide d'imprimer la photo de Neal Ulevich en grandeur nature faisant rencontrer le public avec l’image de la pendaison. La photo est également posé sur un papier réflexif créant un effet de miroir. Les visiteurs se trouvent plongés, faisant partie de la foule coupable.
En 2016, une deuxième installation vu monter dans le parc lui-même. La photo est incrustée à l'intérieur d’une vitre transparente permettant de faire rencontrer le passé avec le présent et de situer les différents éléments de la photographie sur le lieu même. Ce travail d’historien-plasticien vise à montrer la puissance d’une image qui contient dans sa forme la violence politique d’un pays. Thongchai ajoute que cette répression mémorielle à un niveau institutionnel explique en partie l’éternel retour des instabilités politiques en Thailand qui connaît de nombreux coups d'État au XXIème siècle. Des artistes et des cinéastes ont également récupéré cette même image pour la faire exister dans d’autres médiums tout en conservant sa charge politique. Nous ajoutons ces quelques reprises à cette analyse en guise de conclusion.